L'esclavagisme salarial
En 2016, j'ai commencé à me sentir prisonnier de mon emploi. J'étais développeur web dans une agence plutôt cool : les conditions de travail étaient bonnes, on me demandait peu d'heures supplémentaires et en tant que lead developer j'étais relativement libre au niveau des décisions techniques. Pourtant, au bout de 10 ans, je n'en pouvais plus.
Je pense que c'est ce que Camus nous explique de façon beaucoup plus classe dans "Le Mythe de Sisyphe" :
Un jour seulement le pourquoi s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement.
Début 2017, je suis devenu développeur freelance. Je travaille de la même façon, avec beaucoup des mêmes personnes, sur des projets similaires... et je n'ai plus du tout ce sentiment de ne pas "être libre". Du coup, je réfléchis beaucoup à cette question : pourquoi quelque chose d'aussi théorique et peu tangible a une telle influence ? Puisque je fais la même chose, pourquoi mon ressenti est-il si différent ?
J'avance toujours moi-même sur une réponse personnelle plus précise mais un élément de réponse serait peut-être que le salariat est tout simplement une forme d'asservissement contre-nature ?
Lors d'une conférence, Noam Chomsky donne une réponse intéressante à un membre du public qui lui demande ce qu'il en est d'un salarié qui fait un travail décent pour un patron respectueux... D'après Chomsky, on pourrait tenir le même discours à propos de l'esclavage : lorsque l'esclavage était légal, beaucoup de propriétaires d'esclaves étaient des personnes respectueuses de leurs esclaves et beaucoup d'esclaves étaient mieux traités que les salariés de l'époque. Pourtant, personne n'osera bien sûr défendre l'esclavage : la notion même qu'une personne puisse appartenir à une autre personne est révoltante.
Bizarrement, au 19e siècle, l'idée que le salariat était une forme d'esclavage était assez communément acquise. D'après le parti Républicain de l'époque, la seule différence entre l'esclavage et le salariat était que le second était temporaire. C'est à cette époque qu'est née l'expression wage slave qui a un peu été détournée de son sens aujourd'hui. À l'époque, on ne parlait pas de salariés esclaves car ils devaient rembourser leurs crédits mais bien de la nature esclavagiste du salariat.
Aujourd'hui, si vendre un être humain (= esclavage) est toujours révoltant, le louer (= salariat) semble tout à fait accepté par la société. Il y a pourtant une différence fondamentale : un homme libre vend son travail alors qu'un salarié se vend lui-même.
Alors voilà, le mieux que je puisse dire pour le moment c'est que cette liberté toute relative et presque théorique fait une grosse différence pour moi. Faut-il avoir ressenti cet emprisonnement et s'en être libéré pour apprécier cette subtilité à sa juste valeur ?